CONTREPOINT (maurice)

De toutes les créatures vivantes qu’un membre de la famille Mackendrick pouvait posséder, la mygale était la dernière à laquelle Maurice aurait pu penser. Et pourtant, c’était bel et bien une mygale qu’il voyait dans l’évier de la salle de bain, sentant ses yeux sombres scruter chacun de ses mouvements. Elle était parfaitement immobile au point que Maurice se demanda si ce n’était qu’une farce perpétrée par ses hôtes. Du plus loin qu’il se souvint cependant, sa famille n’avait jamais été bien blagueuse, au contraire les Mackendrick sont reconnus pour leur absence totale d’humour. Était-ce alors une vraie araignée ? une mygale qui vivait dans les murs, sortant parfois pour aller effrayer les humains ?   Maurice attendait un signe. Un frémissement de ses pattes. Un clignement d’œil (est-ce que les araignées ont des paupières ?). Un quelconque signe qu’elle était vivante et que ce regard qu’il sentait sur lui n’était que le premier signe de sa folie. Il ouvrit lentement le robinet. Au contact de l’eau, la mygale bougea de quelques millimètres. Elle était réelle. Maurice cessa le jet. L’araignée semblait toujours le regarder. Il pourrait la noyer s’il en avait envie, la regarder disparaître dans le drain au fond de l’évier de porcelaine, mais il en était incapable. Il avait l’impression que cette mygale n’était pas inconséquente. Il n’était pas superstitieux, au contraire, Maurice était un être de logique. Et pourtant cette simple araignée le déroutait, le paralysait.
Elle pouvait le comprendre comme personne ne l’avait compris auparavant.

Noël chez les Mackendrick n’était pas qu’un simple dîner. C’était un événement, une occasion pour chaque membre de la famille de se vendre, de montrer fièrement à leurs cousins et cousines qu’ils sont meilleurs qu’eux. Il n’était pas rare de passer plus d’une heure à écouter des discours récités par différents membres des Mackendrick, discours qu’ils avaient tous pratiqués devant un miroir plusieurs jours avant le vingt-quatre. Maurice réapparut dans la salle à dîner pendant les applaudissements timides de l’assemblée. Il s’installa où on l’avait placé, entre son père et sa mère.
- Pourquoi as-tu été si long ?, chuchota sa mère. Ton père a déjà donné son toast.
- Pardon, je me suis perdu.
- L’Amérique t’a rendu si distrait.
Il ne voulait pas dire qu’il avait vu une araignée dans la salle de bain. Une mygale ? En Écosse ? Elle le prendrait pour un fou.
On servit le plat principal. Les discussions fusaient autour de la table. Son père parlait à son oncle, qui était à l’extrémité de la table, et le félicitait pour sa soirée. Sa mère conversait avec une cousine éloignée. Maurice regardait son assiette et jouait avec sa nourriture. Il ne pouvait s’enlever l’araignée de l’esprit.
- Où est votre charmante femme Maurice ?
Il releva la tête et vit sa tante en face de lui, lui souriant.
- Elle est restée en Amérique.
- C’est désolant. Nous aurions aimé l’accueillir. Souhaitez-lui de joyeuses fêtes de notre part.
- Je lui dirais.
Il prétendit un sourire et regarda autour de lui. Il réalisa qu’il ne se reconnaissait dans aucun membre de famille. Même ses parents lui étaient inconnus, distants, comme s’ils habitaient sur une autre planète. Maurice ne s’était jamais senti bien à l’aise dans cet environnement aristocratique. Tout était si faux, basé sur la richesse, les apparences. Le manque d’honnêteté de ces gens le répugnait et pourtant, oui pourtant, il connaissait sa propre fraude, sa propre tromperie. Était-il mieux qu’eux ? Ou même pire, puisqu’il ne mentait pas qu’aux autres, mais à lui-même ? Maurice fixait le fond de son assiette et voulait retourner chez lui.
Ce fut lors du dessert qu’un cousin travaillant au gouvernement mit le feu aux poudres. Il déclara que le mariage homosexuel allait bientôt être permis sur le territoire écossais. Des glapissements et râlements traversèrent les invités. Maurice leva les yeux de son plat.
- Après ce sera quoi ? On les laissera s’embrasser dans les lieux publics ?!
- Oh ! Non ! Pensez à nos enfants !
- C’est contre nature !
Chaque intervention était comme un coup de couteau. On accusait les homosexuels de pervertir la société, d’être rétrogrades, d’être diaboliques. On les blâmait des maux du vingt et unième siècle en proclamant que s’ils n’étaient pas là, il n’y aurait aucun problème. Maurice tremblait. Lui qui aurait d’habitude parlé se taisait. Il n’arrivait plus à se concentrer. Était-il anormal ? Est-ce qu’ils avaient tous raison ? Peut-être qu’après tout, l’homosexualité était vraiment une maladie, un dysfonctionnement cérébral, peut-être causé par un manque d’oxygène à la naissance. Non, non, ce n’était pas vrai. Ces idées sont vieilles, dépassées. Il n’y a rien de mal à être homosexuel. Aucune honte à avoir. Alors, pourquoi se cacher ? Pourquoi se présenter au monde avec une femme sous le bras ? Pourquoi ne pas aller dans la rue comme tous les autres ? Brandir des drapeaux multicolores et embrasser les jolis garçons paradant avec lui ? Pourquoi écouter des gens comme eux et faire tout pour leur plaire ? Maurice n’en pouvait plus. Une rage l’habita soudainement. Il voulait exploser. Plusieurs regards se posèrent sur lui. On lui demanda quelque chose. Il n’avait rien entendu.
- Pardon ?
- J’ai demandé : l’Amérique a accepté les homosexuels, mais comment faites-vous pour vivre avec ce fléau ?
- Je...
Ce fléau. Maurice se leva et partit de table. Il ne célébra plus jamais Noël en Écosse.